La naissance d’une légende
Aboubacar Demba Camara est né en 1944 à Conakry de parents maninka de Kouroussa en Haute-Guinée. Diplômé en ébénisterie, le Maninka Camara maîtrise fort bien les bases du français et le choix de sa profession fait transparaître une âme d’artiste en sommeil. En 1963, il étudie l’ébénisterie à la Section Manuelle de la ville de Beyla.
Entre ses cours et autres occupations, il chante avec le Bembeya Jazz. Étant bègue de naissance, le jeune Demba n’a pas cessé de s’entraîner pour avoir une diction parfaite qui donne sa pleine puissance lorsqu’il chante sans buter sur aucun mot.
La même année, le chantier d’identité culturelle guinéenne et africaine inauguré par Sékou Touré franchit un pas de plus avec la création du Festival National des Arts qui doit se tenir tous les 2 ans et au cours duquel les différentes formations artistiques et musicales concourent dans les 33 préfectures que compte le pays.
Le Bembeya Jazz est médaillé d’or des festivals 1964 et de 1966. Ces succès lui valent d’être distingué par Sékou Touré qui le nationalise en lui offrant toute la logistique désormais nécessaire à son épanouissement dans le pays et au-delà des frontières de la Guinée.
Le phénomène Demba Camara
Demba Camara révèle très vite des talents incontestables pour le jeu de scène et un don inné pour la comédie.
Il est plus qu’un chanteur.
C’est véritablement un homme de spectacle qui méritera le surnom de Dragon de la chanson africaine.
Il a en effet en commun avec cet animal mythique une énergie incompressible qui enflamme les foules, subjugue et détruit toute morosité sur son passage.
Demba Camara ne se contente pas d’être un formidable chanteur qui donne à sa voix de multiples tonalités allant du plus aigu au plus grave.
Il ne se contente pas d’avoir un jeu de scène unique, où sa maîtrise du sujet chanté lui permet d’incarner avec brio de multiples personnages chantés dans ses compositions.
Demba Camara ajoute à cette palette, des talents de danseur exceptionnel. Une danse qui n’appartient qu’à lui. Une danse qui sied à sa morphologie longiligne de jeune homme en pleine possession de ses capacités physiques.
Et c’est tout ensemble des sauts inimitables, des jeux de jambes décalés tantôt à gauche, tantôt à droite comme si soudain le plancher avait été passé à la cire d’abeille, tant son pas semble aérien.
Voilà le personnage sur lequel repose la dynamique de Bembeya Jazz National.
Auprès de Sékou Diabaté alias Diamond Fingers, le pilier du groupe et guitariste formidablement doué, Demba apprend les ficelles du métier.
Il ne contente pas d’être un chanteur doublé d’un excellent danseur, il est aussi habité par une ambition certaine. Son sens artistique l’incite à toujours chercher le son original, la parole inédite, l’onomatopée adéquate.
Il se plonge dans les entrailles même de la tradition Mandenka et y rapporte des mots en pur Maninka qui laisse les spectateurs et autres amateurs de musique traditionnelle admiratifs.
C’est un défi constant que Demba Camara lance aussi bien aux autres groupes musicaux qu’aux garants même de cette tradition. Un défi qu’il relève sans coup férir en confiant à Diamonds Fingers la mise en œuvre de ses trouvailles.
Demba Camara est doué. Il dépasse et de très loin avec son groupe toutes les espérances de Sékou Touré. La Guinée et le Grand Manden acquièrent de nouvelles lettres de noblesse avec les compositions du groupe.
Et c’est Demba Camara qui fait chavirer les foules, lui et son jeu de scène, parce que c’est une véritable bête de scène, infatigable, inimitable.
Demba Camara électrise les spectateurs avec sa voix polytonale qui gronde semblable au tonnerre lorsqu’elle traduit la force des Seigneurs de guerre du Manden.
Une voix qui change au rythme des morceaux qu’il interprète. Une voix qui soudain devient l’incarnation de l’authentique alcoolique lorsqu’il dénonce les méfaits de l’alcool. Une voix qui charme et caresse quand il chante l’amour.
Demba Camara ne cesse d’innover. Il prend très au sérieux sa mission : porter très haut la culture de la Guinée en particulier et de l’Afrique noire en général. Son secret nous l’avons vu est qu’il va se servir dans le grand Livre de l’oralité domaine des Djéli.
Et c’est dans cette grande geste du Manden qu’il exhume des perles sous forme de mots, de sons et de refrains inédits. Et c’est dans la tradition hermétique, austère des fameux Donso (chasseurs) du Manden qu’il va s’approvisionner.
Le résultat de ses recherches, confié au génie de Diamond Fingers et à celui de l’ensemble des musiciens, nous donne des airs indémodables : Tentemba, Alla Laké, Mami Wata, Ballaké, Beni Baralé, N’Gnamakoro, etc.
Rien ne semble pouvoir arrêter Demba Camara et Bembeya Jazz dans leur ascension. Le groupe bénéficie de la plus haute protection et ne ménage donc pas ses efforts pour ancrer dans leurs compositions le cœur de la tradition et de la culture guinéenne.
En 1971, Bembeya fête ses 10 ans de carrière avec derrière lui un palmarès honorable. Les créations de Demba Camara et les arrangements de Sékou Diabaté offrent à toute la sous-région des chansons épiques qui font danser des générations entières depuis la Sierra-Léone jusqu’aux confins du Mali en passant par le Sénégal et la Côte-d’Ivoire, etc.
Avec le titre Mami Wata une création qu’il signe d’une main de maître, Demba Camara et Bembeya Jazz National explosent les frontières ouest-africaines pour aller taquiner les jambes des danseurs centre-africains et bien au-delà.
On peut dire que dans tous les pays limitrophes avec la Guinée Conakry, il n’y a pas d’évènement dansant digne de ce nom sans la présence sur les tourne-disques des 45 et autres 33 tours de Bembeya Jazz National.
La légende foudroyée
La complaisance du régime de Léopold Sédar Senghor qui permet, depuis le Sénégal, l’accès à la Guinée, de mercenaires envoyés par la France pour déstabiliser Sékou Touré a tendu les relations entre ces deux pays.
Les deux voisins maintenaient de simples rapports de politesse. Mais un dialogue s’amorce entre Sékou Touré et Sédar Senghor en 1973 à l’occasion de la reconduction du second comme président à la tête de l’état sénégalais.
C’est à l’occasion des cérémonies devant couronner cette réélection qu’en accord avec son homologue, Sékou Touré délègue le Bembeya Jazz National qui a pour mission celle de chanter pour la cérémonie d’investiture un hymne de paix et d’unité africaine.
Le groupe devait en outre donner une série de concerts à Dakar dont un gratuit pour les bonnes œuvres. Un programme soigneusement préparé des deux côtés. Bembeya jouit d’une solide réputation non seulement au Sénégal mais aussi au Mali.
Le 31 mars 1973, le groupe s’envole de Conakry pour Dakar. Demba Camara a 29 ans. Il est un artiste adulé par des foules et les Sénégalais l’attendent avec impatience. Celui qui met le feu comme un dragon est prêt à créer quelques incendies mémorables à Dakar.
C’est dans la 504 peugeot venue les récupérer à l’aéroport et dans laquelle il a pris place avec Sékou Diabaté et Salilou Kaba le second chanteur du groupe, que Demba Camara a rendez-vous avec son destin.
Dans la voiture accidentée seul Demba Camara est mal en point. Aussitôt transporté à l’hôpital, il bénéficie des meilleurs soins. Mais la science moderne est impuissante face à la gravité des blessures dont souffre Demba.
Le 5 avril 1973, l’annonce de son décès est comme une onde de choc qui paralyse la Guinée pendant 2 jours. Deux jours au cours desquels le pays met en berne ses drapeaux pour rendre hommage à cette étoile fauchée en pleine jeunesse.
Demba Camara tire sa révérence en laissant derrière lui une équipe de Bembeya Jazz inconsolable et des milliers de fans éplorés.
« Triste moment, souvenir cuisant, destin impitoyable. Demba est pleuré par tout le Peuple de Guinée, en tête, le Responsable suprême de la Révolution, qui est venu personnellement avec son épouse, s’incliner devant le cercueil de l’artiste disparu. Dans la nuit du jeudi au vendredi une veillée funèbre est organisée autour de la dépouille mortelle du disparu par les membres du Comité Central et du gouvernement, les responsables politiques des deux fédérations, les artistes des formations musicales de la capitale. La mort de Demba est un deuil national. » (1)
(1) Alphonse Boulamou , Extrait du journal Horoya N°1990 du Dimanche 08 Avril 1973 Page 1 et 2, cité par Aboubacar Mamadou Camara, www.afroguinee.com
Demba Camara emporte avec lui son énergie, sa créativité inimitable et son jeu scénique unique. Autant dire qu’avec sa disparition, c’était comme si Bembeya Jazz s’était vu amputer d’une partie importante, garante de ses succès.
Remplacer Demba Camara deviendra la priorité du groupe mais aussi de Sékou Touré qui finit par trouver en la personne d’un autre jeune Maninka né loin derrière Siguiri (Haute-Guinée), le successeur du Phénomène Demba Camara.
Le jeune prodige a un nom prédestiné. C’est le descendant d’une lignée de Jélilu qui n’a pas démérité. Il s’appelle Sékouba Diabaté et Bambino est le surnom qu’il acquiert à 12 ans lorsqu’il gagne son premier prix en tant que jeune prodige de la chanson.
Surnom confirmé au sein de Bembeya parce qu’il y trouve un grand frère qui porte le même nom que lui : Sékou Diabaté le guitariste aux doigts de diamant. Sékouba devient définitivement le Bambino de la chanson moderne guinéenne.
Demba Camara, une étoile qui brille sous terre est immortelle
Demba Camara est une étoile qui brille sous terre mais dont le rayonnement continue de nous parvenir à travers ses phénoménales prestations et ses compositions immortelles.
Cette année 2013 est pleine de symboles et de souvenirs car elle coïncide avec le 40ème anniversaire de sa disparition.
Au programme initié par le Gouvernement guinéen l’immortalisation de l’artiste par une statue qui trônera dans la ville de Conakry. Au programme aussi des manifestations qui ont commencé le 5 avril dernier et qui vont se poursuivre jusqu’à la fin de l’année.
Le Bembeya Jazz National sera au rendez-vous comme toujours ainsi que de milliers de Guinéens et autres sympathisants pour rendre un hommage vibrant à ce fils du Manden qui a porté l’identité de son peuple mais aussi celle de toute l’Afrique à travers ses chansons.
L’œuvre de Demba Camara et de Bembeya Jazz National mérite d’être connue et appréciée par l’ensemble des Africains, parce qu’elle est authentique. Elle est d’une rare beauté et d’un niveau technique rarement atteint par un groupe musical dans ces années 60 et 70.
Seules les formations musicales du Congo Kinshasa et du Nigeria peuvent être comparées en termes de technique au jeu instrumental de Demba Camara et de Bembeya Jazz National.
Demba Camara continue de vivre chaque fois qu’un anonyme choisit d’écouter une de ses compositions. Et c’est ce que font de milliers de personnes à travers le monde. Elles gardent vivant le souvenir de ces étoiles de Nubi disparues.
En novembre 2013, un autre hommage sera rendu à Demba Camara dans son pays. Un rendez-vous à ne pas manquer par tous ceux qui apprécient le travail de l’artiste.
Rendez-vous donc à Conakry et Vive le Phénomène Demba Camara!