La naissance et les débuts du groupe
Dès l’acquisition de l’indépendance en 1958, le premier président de la jeune république de Guinée, Sékou Touré s’attelle à un immense chantier, celui de redonner à son pays une identité culturelle solide et moderne. Plusieurs mesures sont aussitôt prises afin de concrétiser cette ambition.
C’est ainsi qu’un décret présidentiel demande à chacune des 33 préfectures que compte la Guinée à l’époque de se doter dans les meilleurs délais d’un ballet de danses traditionnelles, d’un théâtre, d’un ensemble « folklorique » et enfin d’un orchestre.
Emile Condé homme d’affaires et préfet de Beyla, située en Basse Guinée ou Guinée Forestière au Sud-est de la Guinée et à environ 1000 Km de Conakry, entreprend de créer dans sa ville un orchestre qui doit répondre à l’appel lancé par Sékou Touré.
C’est ainsi que nait en 1959 l’orchestre Syli Jazz en écho au symbole choisi par le président qui devra traduire l’identité guinéenne à travers plusieurs supports.
Syli signifiant éléphant, nous l’avons dit en langue soussou, langue parlée par les Soussous habitants de la Guinée Côtière et principalement de la presqu’île de Conakry.
Le Syli Jazz de Beyla comprend à sa création le chef d’orchestre Hamidou Diawuné, le batteur Mory Kouyaté dit Mangala et le guitariste Sékou Diabaté surnommé Diamond Fingers. Le groupe est rejoint plus tard par ses deux chanteurs : Salifou Kaba et Aboubacar Demba Camara qui en deviendra l’âme.
Le Syli Jazz de Beyla prend le nom de Bembeya Jazz nom porté par la principale rivière qui traverse Beyla.
C’est ainsi que naît le 15 avril toujours sous l’impulsion du préfet Emile Condé, le Bembeya Jazz de Beyla aujourd’hui l’un des vétérans des groupes musicaux ouest-africains.
Bembeya Jazz s’inspire en partie de la musique cubaine et de la rumba congolaise. À ces sonorités, l’âme du groupe, le chanteur Demba Camara ajoutera la touche du maître: des sons et des paroles puisés dans la pure tradition mandenka et arrangés par le virtuose de la guitare électrique surnommé à juste titre Diamond Fingers, le grand Sékou Diabaté.
L’orchestre de Beyla en 1963 est composé de :
– Hamidou Diawuné le chef d’orchestre
– Salifou Kaba, le second chanteur
– Les trompettistes Mohamed Kaba dit Asken, Sékou Camara surnommé Le Grow et Bangaly Traoré appelé Gros Bois au saxophone ténor.
– Mory Kouyaté dit Mangala à la batterie,
– Mamadou Camara à la guitare d’accompagnement.
– Siaka Diabaté à la tumba
– et enfin l’âme du groupe Demba Camara chanteur principal et soliste.
Groupe mythique, qui a inspiré bon nombre d’artistes, le Bembeya Jazz est aussi au point de départ de la modernisation des musiques ouest africaines.
Les compositions de Bembeya Jazz feront danser plusieurs générations de la sous-région dans les années 60 et 70.
C’est en 1962, un an après leur formation que le groupe enregistre son premier disque.
Les premiers succès
Le Bembeya Jazz rencontre son premier succès en 1964 avec la sortie de son second album et le titre phare Demba Tigala, composé par Sékou Diabaté « Diamond Fingers».
La même année il remporte la première médaille d’or de la Biennale du Festival National des Arts, dans la catégorie orchestre moderne, organisée par le Gouvernement guinéen.
Un an après, porté par ces succès, le Bembeya Jazz s’envole pour Cuba avec le concours de son Gouvernement et se produit devant Fidel Castro à la Havane. Il remporte un grand succès.
En 1966, il rafle de nouveau la médaille d’or de la Biennale du Festival National des Arts.
Ces succès finissent par attirer l’attention de Sékou Touré sur cette formation musicale indubitablement talentueuse.
C’est ainsi que cette même année à savoir, ils deviennent des professionnels rémunérés par l’état guinéen avec pour mission de vulgariser la culture et l’identité guinéennes à travers leurs compositions.
Le Bembeya se nationalise
Le Bembeya Jazz de Beyla devient Bembeya Jazz National et le groupe se met aussitôt au travail en revisitant les vieux classiques du Manden.
Le 2 Novembre 1967, lors d’une compétition organisée par le Président Ahmed Sékou Touré, avec pour thématique « Regard sur le Passé » au Palais du Peuple de Conakry, le Bembeya Jazz présente au public sa toute première composition engagée : un medley d’une rare intensité d’une durée de 30 minutes environ.
Ce Medley auquel le groupe donne le nom du concours : Regard sur le passé, est un mélange unique de plusieurs récits de Jéli où sont exaltés d’une part l’honneur des hommes et le courage des femmes du Manden, et d’autre part les hauts faits de l’Almamy Samory Touré.
Cette admirable épopée posée sur une composition musicale exceptionnelle est enfin un hommage au Président Sékou Touré.
La prestation remporte le premier prix et devient un très grand succès populaire.
Le groupe s’agrandit et se perfectionne.
Toujours en 1967, le saxophoniste soprano Clément Dorégo rejoint l’orchestre et rehausse la qualité de sa musique avec son jeu de cuivres.
L’ensemble est au sommet de ses performances avec la voix de Demba Camara et les tensions de Sékou Diabaté sur sa guitare électrique. La sauce manden est fin prête pour être servie et dégustée à travers la Guinée et toute l’Afrique.
Alger et la consécration internationale
En 1969 à Alger cette fois, au Festival Panafricain, dans la catégorie musique moderne, Le Syli Orchestre National composé des musiciens de Bembeya Jazz associés à ceux de Balla et ses Balladins et de Kélétigui et ses Tambourinis remporte la médaille d’argent, derrière la formation officielle algérienne.
En 1971, au Palais du Peuple de Conakry, le Bembeya Jazz est désigné « meilleur orchestre de l’année ». Il fête par la même occasion ses 10 ans de carrière.
Bembeya Jazz est avant tout un orchestre composé de professionnels avec un jeu rigoureux mis en valeur par la voix et l’esprit créateur de Demba Camara. Son style est unique et ses compositions qui défendent et exaltent la culture africaine font rêver plus d’un artiste dans la sous-région.
La consécration internationale ajoute encore plus de prestige au Bembeya Jazz National qui devient la référence pour d’autres groupes. Citons entre et autres, Le Rail Band de Bamako (Mali) dont les vedettes sont le Malien Salif Keita et le Guinéen Mory Kanté, Les Ambassadeurs dans le même pays.
Citons aussi L’Orchestra Baobab, Le Star Band, Le Super Étoile et le Super Diamono au Sénégal.
Demba Camara fauché en pleine ascension
En 1973, Bembeya Jazz intègre dans ses représentations des danseuses et chanteuses pour faire la différence avec les nombreux autres groupes, mais la même année Aboubacar Demba Camara décède dans un accident de voiture.
Le groupe s’en remet difficilement et le remplace bien plus tard par Nagna Mory Kouyaté puis par Sékouba Bambino Diabaté.
Bembeya Jazz et l’après Demba Camara
Bembeya Jazz se remet difficilement de la perte de Demba Camara. Nagna Mory Kouyaté remplace Bemba comme chanteur mais la magie n’est pas au rendez-vous. Après une période de tâtonnements et d’adaptation, sur la recommandation de Sékou Touré au début des années 1980, un jeune prodige nommé Sékouba Diabaté intègre l’orchestre national.
En 1983, Sékou Touré décide de privatiser la plupart des orchestres nationaux. Bembeya Jazz National se retrouve propriétaire de son nom mais aussi de l’ensemble de ses instruments. Il devient une formation privée. Une nouvelle aventure commence d’autant plus que le nouveau chanteur du groupe est lui aussi talentueux à sa manière.
Le décès du maître d’œuvre de cette magnifique aventure musicale guinéenne intervenu en 1984 brise net les ambitions de plusieurs de ces formations artistiques.
Depuis Kélétigui et ses Tabourinis jusqu’à Balla et ses Balladins en passant par Bembeya Jazz National, et bien d’autres encore, aucun de ces groupes n’échappera au désastre qui s’annonce sous les traits du successeur de Sékou Touré, Lansana Conté.
L’âge d’or de la musique guinéenne meurt avec Sékou Touré.
Pour revenir au Bembeya Jazz National dont la formation de base est encore en place en 1985, ce dernier effectue une tournée triomphante à Paris la même année et sort un album où le talent de Sékouba Bambino est confirmé à travers des titres comme Télégramme. Bambino collaborera avec Bembeya Jazz jusqu’en 1988 date à laquelle l’artiste se consacre à une carrière solo qui le propulse définitivement parmi les meilleurs chanteurs de la sous-région.
Sékou Diabaté, le Diamond Fingers entame lui aussi une carrière solo. Le groupe connait une traversée du désert puis finit par se reformer avec la venue de jeunes artistes talentueux qui renforcent et épaulent la vieille garde représentée par les inamovibles Diamond Fingers et Salilou Kaba, Mory Diabaté alias Mangala et tous les autres.
Dès 2000, le groupe repart pour un tour. L’année est placée sous le signe du défi et de la continuité. Ce retour est un franc succès et Bembeya Jazz produit en 2002 l’album Bembeya qui lui vaut d’être nominé aux Music Awards de la BBC en 2003. Parallèlement, il fait la une du magazine Froots, un mensuel britannique spécialisé dans la folk et la World music, pour l’ensemble de son œuvre.
La Consécration
En 2011, pour ses 50 ans de carrière, Bembeya Jazz National est à l’honneur au Mali et le gouvernement de ce pays sous la présidence d’Amadou Toumani Touré ne ménagera pas ses efforts pour remercier cette formation pour l’ensemble de son œuvre. La Guinée n’est pas en reste.
Le président Alpha Condé par décret élève aux rangs d’officiers et de chevaliers dans l’ordre National du Mérite, tous les musiciens morts ou vivants de l’orchestre emblématique de la République de Guinée « En reconnaissance de services éminents rendus à la République de Guinée pour l’émancipation et le développement de la culture et de la musique guinéennes et africaines… » (1)
(1) Décret présidentiel promulgué le 25 mai 2011 in http://www.guineeconakry.info.
Bembeya Jazz National continue sa carrière internationale et mise sur le renouvellement et la formation continue de ses membres pour sa pérennité. Souhaitons-leur encore de beaux succès et une longévité à toute épreuve.
Nous terminons cette section consacrée à Bembeya Jazz avec un documentaire important réalisé en 2007 par l’historien d’origine burkinabé, Abdoulaye Diallo.
Abdoulaye Diallo est historien diplômé d’histoire de l’art et d’archéologie. Après l’enseignement, il se tourne vers la culture et particulièrement vers l’éveil de la conscience des plus jeunes.
Producteur pour la radio pendant plusieurs années il gère actuellement le Centre National de Presse Norbert Zongo (CNP-NZ) depuis 1998.
Il est aussi le co-fondateur du tout premier festival africain de cinéma sur les Droits Humains et la Liberté d’Expression en Afrique Francophone.
Le travail d’Abdoulaye Diallo sur Bembeya Jazz est sélectionné dans la catégorie documentaire au Fespaco en 2007.
Voici ce qu’en dit Merneptah Noufou Zougmoré (Centre de presse du FESPACO)
« Le titre de l’œuvre, est un véritable voyage cinématographique dans l’histoire contemporaine de la musique africaine. Le réalisateur donne à voir en image l’immense talent de ce mythique groupe ouest-africain. Concerts, témoignages et archives en image rythment cette œuvre cinématographique, qui fait revivre des grands moments d’une formation musicale qui résiste à l’usure du temps.
«…Parmi les personnalités qui témoignent de leur affection au Bembeya Jazz figurent des hommes d’États de premier plan comme le Président Amadou Toumani Touré du Mali.
Cellou Diallo, ancien Premier ministre de la Guinée, décrit avec émotion comment Sékou Diabaté et ses camarades mettaient l’ambiance dans les cités guinéennes. »
« …Des artistes bien connus comme notre compatriote Irène Tassembedo s’expriment également avec enthousiasme sur les belles pages du Bembeya Jazz. Des méga concerts animés à travers le continent sont déroulés le long du film.
Le cinéaste fait revivre le passé à travers des archives en images. On voit le groupe au grand complet avec l’inimitable Aboubacar Demba Camara, dont le soliste Sékou Diabaté « Diamond Fingers » a été le propulseur. »
« …L’histoire du Bembeya Jazz est intimement liée à celle du « fama » , le président Ahmed Sékou Touré dont l’ambition était de faire connaître la Guinée après le non du 28 septembre 1958.
À l’aide des férus de la culture comme Fodéba Keïta, un dispositif était mis en place pour assurer un rayonnement culturel du pays »
Merneptah Noufou Zougmoré du Centre de presse du FESPACO
Pour conclure
Peu de groupes musicaux en Afrique noire francophone peuvent se targuer d’avoir eu le parcours de Bembeya Jazz National. Après une décennie pleine de faste, d’honneurs et de gloire, le groupe traversera une longue période d’incertitudes et de troubles suite aux décès de Demba Camara et du président Sékou Touré.
Malgré ces coups durs, Bembeya Jazz ne se laissera pas abattre. Avec comme âme Sékou Diabaté, Maninka déterminé et opiniâtre, Bembeya Jazz renait de ses cendres et résiste aux soubresauts du temps en innovant continuellement et en renouvelant ses artistes avec de jeunes talents qui apprennent le métier sous la houlette des anciens.